Cette installation photographique et olfactive prend racine au cœur d’un projet développé avec l’anthropologue et écrivaine Marine Legrand intitulé L’appel au Larmes. Cette démarche participative et collective invitait à recueillir nos larmes face aux processus stériles en cours, à pleurer le monde vivant qui se désagrège sous nos yeux, à tenter d’échapper au déni. En donnant forme aux douloureux enchevêtrements de notre présent, nous cherchions ainsi à « sublimer » nos peines et nos peurs en puissances d’agir en retour. Chaque rencontre s’est déroulée autour d’une question : qu’est-ce qui nous heurte ? Qu’est-ce qui nous aide à tenir bon ? Qu’est-ce qui nous apporte de la joie ? Les paroles recueillies durant le dernier volet de ces rencontres forment le soubassement de cette nouvelle installation, ainsi composée autour onze états de joie, évoqués par leurs odeurs.
Cette proposition s’appuie sur la puissance de transmission d’une expérience sensible et olfactive. De fait, si la communication chez les humains s’appuie sur le langage et les gestes, l’odorat joue également un rôle important dans la transmission des états émotionnels. Ainsi, en observant les variations d’expressions faciales et d’activités visuelles, des chercheurs * ont remarqué un phénomène de “propagation d’émotions” entre différentes personnes, grâce à l’olfaction.
De cette manière, l’odeur de la sueur émise par une personne en proie à la peur suffit à susciter chez nous une réaction associée à ce même état. Le même phénomène peut être observé quant aux sentiments de dégoût. Qu’en est-il des émotions lumineuses ? Les visiteurs seront conduits dans cette installation à explorer l’amplitude de transmission d’un état de joie porté par une odeur.
Là où l’espoir bourgeonne encore.
Cette série évolutive grandit au fil des expositions à partir des contributions des visiteur.es
Je monte, doucement. Je finis d’ouvrir le tiroir garni de foulards bien repassés. Je continue à grimper. Je sors de la commode, laisse derrière moi la mince odeur du bois. Tu te déplies, te dresses, rayonnes. Tu grandis avec des éclats de rire. Ton regard gris-vert me câline. La tendresse de ta peau se pose sur ma joue. À mon tour, je flotte, j’ondule. Je danse avec toi. La danse des retrouvailles. Danse à la joie folle, intense, aussi puissante que toi qui imprègnes ce rectangle de soie rangé dans le tiroir. Toi, le parfum fort, concentré, alcoolisé, que ma mère portait lorsqu’elle était en vie.
Mi ombre, mi soleil. Au lever du jour, tu guettes la transformation de l’air. Du sol d’un sous-bois clair et sec de pins sylvestres, cela s’élève librement vers l’atmosphère, raréfiée à cette altitude. S’entremêlent les odeurs dynamiques de la fraîcheur du petit matin et celles plus douces du soleil qui pointe son nez. Tout cela te ravit, la journée sera belle. Tu éprouves le moelleux du tapis d’aiguilles mêlées de mousses. Vue sur des épilobes en épi à quelques mètres de là.
Aveuglement du nez et de la bouche. Depuis quelques jours, plus rien ne te parvient. La nourriture se réduit à l’acide, au sucré, au salé, à l’amer. L’air a perdu toutes ses textures. Le rhume et son pouvoir d’éteindre les sens primitifs te tiennent alors à leur merci. Enfin, ce matin, la congestion s’estompe. Réveil du corps aux atmosphères du dehors. Dans la cuisine faiblement éclairée par la nuit qui finit, j’avance et sur le comptoir, voici un fruit d’hiver. Rond comme une pomme mais plus grumeleux. Il m’appelle. Je le saisis. Le coupes, le presses. Je ne retrouveras jamais la saveur extraordinairement vivante de ce que j’ai bu. C’était comme boire l’aube, boire le soleil levant.
Après deux jours de voyage, une nuit chaotique, je me poste sur le pont du bateau au lever du soleil. Humer l’air qui annonce les vacances. Dans la brume matinale, je vois apparaître les contours de l’île.L’odeur du mazout et des embrunts présagent de la suite. Lenteur de l’arrivée, rapprochement progressif, la vue perçoit, distingue la côte, bruit des moteurs assourdissant l’air, les effluves invisibles se révèlent progressivement, fugacement, s’envolent, reviennent puis se fixent. Il est là. Présence dense, chargé de ses secrets, odeurs familières des vacances de mon enfance. Le maquis me rassure et m’enivre. L’immortelle, ma préférée, se mêle au ciste, à la myrte, au lentisque et au genévrier. La brume marine les porte jusqu’à mes narines en attendant l’arrivée du bateau. J’imagine l’odeur granitique des rochers chauffés par les rayons de l’astre, patience. Je savoure ces instants de grâce à n’avoir rien d’autre à faire que sentir.